À propos des sculptures de Bertrand Créac’h
Le moment est à l’observation silencieuse, à l’écoute de nos sensations, à des mouvements d’approche irrépressibles prolongés du plat de la main au contact de la matière toujours magnifiée, comptant pour elle-même, fil d’Ariane d’un parcours rétrospectif parmi les sculptures de Bertrand Créac’h installées dans la maison atelier de Malassise.
L’on y parvient, depuis la ville voisine, après une montée abrupte, jusqu’au plateau, rive venteuse au climat rude, où le sculpteur épris d’espace a choisi de se perdre dans l’horizon des champs, fixant là, au rythme des saisons, son territoire de création et de vie un regard au loin, rêveur et concentré pour rassembler son esprit et sa force, le suivant déjà acéré au plus près du bloc de matière brute, objet d’une transmutation encore mystérieuse.
Tension contenue des Refuges, totems bienveillants zébrant puissamment l’espace.
Rythmes et contrastes, des surfaces griffées ou polies, des angles vifs et des volumes arrondis, matité sourde et luisant miroir, s’imbriquent et s’équilibrent dans une riche harmonie formelle que l’on retrouve dans les Villages où l’artiste suggère les visions impressives de plusieurs voyages dans l’Himalaya, architectures spirituelles, identifiables pour chacun de nous, car elles habitent aussi nos songes.
Coques ouvertes, éclatées sur des brisants cataclysmiques, dynamiques compositions quasi abstraites qui jouent de l’ambivalence matière-espace, les Récifs à l’équilibre précaire possèdent une monumentalité sans limite, tant que l’on les imaginerait bien saisissant l’espace tout entier, telles les maquettes d’un grand ouvrage en devenir...
Au mur, de grands Reliefs en bois lasuré, offrent de vigoureux accidents de surface à la modulation suggestive de la lumière. Ces chemins de passage nous disent la traversée chaotique de l’homme d’une rive à l’autre.
Au musée départemental de l’Oise cet ensemble était proposé au regard des visiteurs, en accord avec le très ludique généreux parcours de Sculptures tactiles « Prière de toucher » créé par Bertrand Créac’h. En faisant ressurgir notre désir d’appropriation venu de l’enfance, le dialogue s’instaurait de la manière la plus pure et la plus profonde.
De cette sensualité première - de l’origine - que Créac’h a éprouvé plus intensément lui aussi, de ce retour aux sources qui donne tout son sens à l’exigence du sculpteur - Pygmalion malgré tout - est née la période récente des Collines, « marée basse des montagnes » comme il les qualifie lui-même, variations de cubes qui déclinent en leurs sommets des courbes voluptueuses et lisses et sombres, adoucies d’une lumière généreuse, sans laisser deviner l’âpreté d’un matériau dompté dans l’effort physique et la poussière.
Ainsi de cycle en cycle, de questionnement en questionnement, l’œuvre de Bertrand Créac’h, se densifie-t-elle dans une attention constante à la vie, au temps, à son être profond.
A l’angoissante et patiente maturation d’un nouveau défi, succède l’exaltation de l’inspiration qui s’approfondit de pièce en pièce, fébrilement, douloureusement dans l’inquiétude de l’expérimentation, puis la sérénité fragile de l’accomplissement, jamais vraiment achevé tant que jaillira l’émotion.
Josette GALIEGUE
Le travail de Bertrand Créac’h miniaturise les tellurismes, les fige sans arrêter le mouvement comme pour perdurer à tous les naufrages ; expliquant qu’ici le temps s’arrête.
Mouvement de ressac d’un océan originel, avec lequel le sculpteur, replié sur lui-même à l’intérieur des terres, dresse ses digues.
Bois venus des forêts éperonnant sans cesse les fluides du monde...
Il y a ici comme une archaïque chanson de marins exilés.
Il y a ici de l’arbre sacré d’un rite ancien, et comme un rêve plus ancien encore, continuant son charme...
Peut être le charme d’une certaine clairière bretonne ...
Bernard BILLA
Bertrand Creac’h installe cette année ses sculptures contre les arcatures aveugles, apportant relief à l’architecture pondérée de cet espace secret que l’on découvre en automne, lorsque les vitraux fermant les baies des galeries laissent entrer juste ce qu’il faut de lumière dorée. Au milieu du jardin, levant la tête, on aperçoit les deux tours de la cathédrale, dont le carillon rappelle chaque quart d’heure la marche du temps séculier.
L’œuvre claire et discrète de Creac’h sied à ce monde de clôture et de méditation. L’on n’imagine pas, déambulant dans les galeries silencieuses, quelle énergie physique, quelle concentration, quelle parfaite adéquation du geste et de l’outil maîtrisés, sont nécessaires à l’invention de ces volumes, si calmes d’apparence. Claires (même les plus sombres), les
sculptures ne livrent pas d’emblée leur sens. Leur profondeur, leur douceur viennent d’une
sensibilité à l’environnement naturel, aux éléments, et d’un rapport intime, direct, avec la
matière minérale ou végétale, voire synthétique, sublimées. Leurs titres évoquent des sensations, des états d’âme : Dérive, Volupté, Eveil, ou d’indicibles mouvements du corps :
Enroulement, Enlacement, Cheminement : expressions pudiques d’un esprit bouillonnant.
Créac’h peintre s’abandonne à la fluidité de l’aquarelle dans ses récents lavis - Univers et
Nuées - présence de l’océan et du ciel en tempêtes ou risées. De la transparence à l’opacité, les aplats superposés - par hasard expressionniste ? - se font volumes. Ils côtoient au premier étage du musée du Noyonnais les Galets sculptés, rivages sereins et rassurants opposés aux abîmes de la mer et au vertige de l’air, et deux Paysages modelés par le vent sec du désert.
Barbara Sibille
Conservatrice des musées de Noyon
Bertrand Créac’h s’entoure des plus extrêmes précautions pour obtenir de son travail les résultats les moins “théâtraux” possibles : il se méfie du spectacle ! Et pourtant : “ne te rappelle donc pas d’une chose plus longtemps qu’elle ne dure elle-même” dit une réplique de Brecht. Une autre phrase du poète chinois Han-Shan semble répondre au célèbre dramaturge : “bien que la vie ne couvre pas un siècle, des soucis de mille ans sans cesse nous occupent”. Pourquoi ces citations à propos du travail de Créac’h ? Dans sa forme, cette œuvre distille du temps et du silence. En ce sens, le travail de Bertrand Créac’h serait philosophique (ami de la sagesse).
Le temps tout d’abord, vaste question : “milieu indéfini où paraissent se dérouler inexorablement les existences dans leur changement”. Le silence ensuite : “cette absence de bruit, cette interruption plus ou moins longue du son”. Temps et silence, déroulement des existences. Bertrand Créac’h se moque des musiques officielles de “l’air du temps” traduisons : les modes. Son oeuvre est d’apparence classique. Dans ce classicisme, elle cherche l’essentiel. “L’éternité est longue, surtout vers la fin”, dit Woody Allen. Est-elle aussi pesante que le chaos granitique de Bretagne, ou aussi légère qu’une plume de mouette dans le vent du large ? A ceux pour qui tout ceci est du chinois s’abstenir ! Mais Bertrand Créac’h ne s’abstient pas. C’est sans doute que l’un de ses poètes favoris est le Han-Shan cité plus haut. — dit encore “Montfroid”, du nom de ces montagnes de solitude - lieu privilégié des impatients où le destin ferait de ceux-ci une barque sans lien.
Chez Créac’h, le sans lien devient caresse ; la caresse de cette terrible beauté comme forme et aboutissement d’une illusion achevée, étrangeté nécessaire à l’angoisse permanente qui nous tenaille quant à notre destin funeste. Le corps à corps avec l’oeuvre chez Bertrand Créac’h devient jeu. Un jeu non pas guerrier mais caressant, tendre, paisible et sensuel : le jeu du toucher et du voir. “L’imaginaire dans le quotidien est du côté du voir, il développe un exotisme, mais un exotisme oculaire, car finalement une logique se retrouve partout : ce qui est donné à l’œil est enlevé à la main. On voit d’autant plus qu’on voit moins. L’œil regarde avec la frustration du toucher” (Michel de Certeau). Bien au-delà de la croyance en elle-même (le fait de tenir quelque chose pour vrai ou probable), l’oeuvre se déploie comme tentative d’apaisement. Avec de la résine synthétique, du bois blanchi ou de la pierre marbrière, la philosophie reste la même : du calme arraché à la fracture.
Caresser une œuvre de Bertrand Créac’h, c’est comme caresser l’épiderme d’une statue grecque classique, c’est tenter l’immortalité d’un moment. Illusion suffisamment puissante pour y succomber définitivement. Elle est aussi interrogation sur les légendes, la légende de l’après combat des dieux, la légende de la mer retirée après la tempête. De la douceur comme du rêve concret. Le rêveur est un doux dissident qui ne veut entendre que ce qu’il veut écouter. Lui seul comprend le corps endormi, au-delà, à côté, plus haut que la mer, plus bas que l’horizon ; neutre, sans doute. Ici pas de demande : une offre, ici pas de recette, du mystère, ici pas de question, pas de réponse non plus. “Cette chose qui n’a pas de forme, dites-moi aujourd’hui où elle est partie ?“ Réponse : dans l’immensité des nuances !
Bernard Billa